T'es qui toi ?
Mais quel hurluberlu avait jugé finaud de le coincer entre le rayon bricolage et l'exposition de lave-linge à prix cassés ?
Qui avait eu la folie d'imaginer que ses souvenirs pourraient passionner une foule survoltée ?
Personne ne s'arrêtait devant la petite table pudiquement juponnée et la pile de livres en équilibre instable témoignait de l'absence totale d'intérêt des chalands pour ce bonhomme aux cheveux blancs à l'air peu amène.
À leur décharge, une fête de Noël qui approchait à grandes enjambées et une liste d'emplettes qui ne cessait de s'allonger. Le temps nécessaire à la préparation d'un réveillon réussi n'autorise pas la moindre incartade, le plus petit laissez-aller.
Il devait pourtant bien y avoir quelques anciens aficionados dans cette marée d'acheteurs compulsifs, quelques vieux briscards qui auraient apprécié de serrer la pogne d'un héros de leur jeunesse. Mais, ailleurs, à un autre moment, dans une autre vie.
Les huitres devaient être ouvertes, la dinde farcie, les cadeaux emballés... alors perdre de précieuses minutes (et de tout aussi précieux euros car le but était aussi et surtout de vendre) en s'accordant, ne fut-ce qu'un instant, une "pause dédicace" :
tout simplement i n i m a g i n a b l e.
L'éternel second n'était pas à son aise. À la chaise bancale qu'on lui avait généreusement attribuée, il aurait préféré la selle de son vélo bien aimé. Et cela se devinait dans chacun de ses gestes, chacun de ses regards.
Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. Bien belle devise que celle-ci.
Elles sont nombreuses ces célébrités (!) qui ne parviennent pas à raccrocher. Les feux de la rampe sont une drogue dure et si certains parviennent à tourner la page, d'autres continuent encore et encore. Par triste nécessité parfois : il faut bien manger. Par nostalgie souvent ou ennui ou refus du temps qui passe... Pire est la cupidité de certains proches peu enclins à abandonner une telle manne.
Je me rappelle une Grande Duduche*, toujours et encore dans ce même magasin (que voilà une enseigne qui sait s'offrir de belles têtes de gondole !)... Plantée devant les petites culottes et les boîtes de collants, se demandant si, enfin, un égaré oserait l'aborder. Glissant des coups d'oeil furtifs, guettant les réflexions, les questions "c'est Elle ? c'est pas Elle ?", attendant, ô suprême reconnaissance, la main (voire la joue, pour les plus hardis) timidement tendue.
"quelle belle époque... vous étiez jolie... si drôle... vous êtes de notre famille... on vous espérait chaque jour, on vous recevait chez nous par écran interposé... Jacques était un peu méchant, non ? Et Valéry et son accordéon, vous le rencontrez encore ?"
À nouveau, un court instant, la gloire était là, à portée de main et la fallacieuse impression d'être reconnu, distingué entre tous.
Plus dure est la chute dans l'anonymat.
Si mon père, sportif assidu durant de longues années, était encore de ce monde, s'il m'avait accompagnée dans mes ultimes courses de Noël, peut-être serait-il allé le saluer ce champion (les efforts fournis par les seconds sont tout aussi admirables)! Peut-être l'aurait-il remercié pour ces beaux dimanches à La Cipale. Cette émotion estivale ... Peut-être se seraient-ils entretenus de ce rival admiré mais peu aimé. L'Homme est ainsi fait qu'il vénère les vainqueurs mais accorde son affection aux moins chanceux... Peut-être ...
Pauvre Poupou, qu'êtes vous venu faire dans cette galère !
Roland Topor
*Danièle Gilbert, ainsi nommée par un célèbre Jacques
J'ai le sens du ridicule et une fierté de pou. C'est ainsi que je ne me hasarderais pas à retourner sur les lieux où j'ai oeuvré durant ** années laborieuses... j'ai bien trop peur que l'on ne m'ait définitivement oubliée (et pourtant, c'était hier... enfin avant-hier).
Sur ce ... Bon week-end et à l'année prochaine...